Un coup d’État musical: les économies pirates de la ntcham au Gabon
TEXTE: ALICE ATERIANUS-OWANGA ©2024 AS FIRST PUBLISHED IN “THE REPUBLIC”
Au cours des six dernières années, la ntcham s’est hissée au sommet de la scène musicale de Libreville et de la diaspora gabonaise, s’imposant dans les bars, boîtes de nuit, rues et espaces virtuels dans lesquels gravitent les jeunes Gabonais. Ce genre hybride se caractérise par une combinaison de lignes de basse 808, un tempo compris le plus souvent entre 110 et 123 BPM, des claps, quelques chœurs murmurant des mélodies exaltantes, ainsi que par des paroles ironiques et parfois crues, imprégnées de l’argot des ndoss (bandits) de Libreville – un argot appelé toli bangando. Alimenté par une distribution numérique et une industrie du streaming en plein essor, les artistes ntcham battent des records de vues, pouvant aller jusqu’à plusieurs millions, phénomène qui semblait auparavant réservé aux célébrités étrangères.
Cependant, par ses contenus autant que par son économie souterraine, la ntcham constitue aussi et surtout un puissant révélateur des transformations sociopolitiques en cours au Gabon depuis 2018, et de leur accélération avec le coup d’État qui a amené au pouvoir le général de brigade Brice Clotaire Oligui Nguema le 30 août 2023. Née d’une crise multisectorielle ayant suivi la réélection controversée de l’ancien président Ali Bongo en août 2016, la ntcham est devenue à la fois le témoin et le médium des tentatives d’évasion, de diversion et de débrouillardise de la jeunesse gabonaise durant la transition en cours.
Créativités musicales en temps de crise
Tirant son nom d’un terme d’argot camerounais renvoyant à la « bagarre », la ntcham est apparue à Libreville au début des années 2010, initialement comme une danse inspirée des gestes des bandits qui régnaient dans les mapanes (quartiers précaires) et dans la prison centrale de Libreville. Par ses gestuelles inspirées du vol, des jeux de machettes et des rixes dans les bars et rues de Libreville, la ntcham évoque l’univers du banditisme, et s’impose rapidement comme la danse des ndoss (bandits) urbains. Elle gagne en popularité dans les lycées et collèges, coïncidant avec la montée des challenges en ligne que les artistes de rap et de musique urbaine utilisent pour promouvoir leurs titres.
L’affirmation de la ntcham en tant que genre musical survient plus tard, au travers d’artistes qui se concentrent sur la narration des activités illégales et des petits délits ordinaires dans les mapanes. C'est un dénommé Don'zer qui en esquisse quelques traits caractéristiques en 2016 dans un titre intitulé Goudronnier. La chanson rend hommage au “sense” (l'intelligence) de la rue et décrit comment les voleurs du quartier Akébé, réputé pour sa criminalité, survivent grâce à la « fiscalité », l'art de « tirer » des revenus par le vol et les moyens illicites. Célébration festive et exaltante de la brutalité du quotidien et des stratégies de « fala » (lutte pour quelque chose, principalement l'argent), de consommation de drogue et de « taper la cha » (vol à l'arraché), cette chanson et d'autres propulsent la ntcham au rang de nouvelle manifestation esthétique de la culture des mapanes et des ndoss de Libreville.
Dans ce sillage, de nombreux jeunes hommes commencent à se faire un nom en diffusant des reprises de morceaux d'afrobeat nigérian et ghanéen, enregistrés le plus souvent avec leur téléphone, avec des budgets quasi nuls. Parmi eux, L'Oiseau rare se fait connaître pendant le confinement du Covid-19 à travers plusieurs vidéos sur Facebook, après avoir été libéré de prison. Il devient progressivement l'un des artistes les plus écoutés et acclamés par les jeunes au Gabon depuis 2021. Avec des titres comme En bandit, il raconte l'omniprésence des échanges illicites, non seulement dans les pratiques des bandits de rue, mais aussi chez les jeunes filles, les lycéens, les enseignants, les politiciens, ou les pasteurs, qui contrent la galère en djiguant (régnant) comme des bandits. En décrivant la présence quotidienne des drogues ou de nouvelles formes de prostitution (les « placements ») en ligne, L'Oiseau rare et d'autres artistes ntcham donnent à entendre la banalisation des activités criminelles et les cultures de rue qui émergent de la crise et de la perte de confiance à l’égard des autorités comme mode de développement.
En effet, la ntcham émerge alors que le Gabon traverse une série de crises discontinues : d’abord suite à la réélection contestée d'Ali Bongo en 2016, et aux émeutes et répressions qu’elle avait déclenchées ; puis à partir de 2018, après l’AVC du président et la prise de contrôle des postes stratégiques par les cercles de la famille Bongo. Dans un contexte d’augmentation du chômage et d’exacerbation d’un mécontentement, la ntcham sert simultanément à traduire et à conjurer les tensions latentes, par son esthétique de la fête, de l’outrage et de l’évasion.
Rois bénis et militaires fortunés : les économies du patronage en transition
La prolifération de la ntcham dans les rues, les espaces virtuels et les paysages sonores de Libreville repose en grande partie sur l’explosion du numérique, et sur la consécutive érosion des dynamiques de censure officieuse qui régissaient les médias traditionnels. La diffusion de ces esthétiques transgressives et outrancières s’appuie ainsi largement sur Facebook, TikTok et YouTube, ainsi que sur les recours aux challenges des Tiktokeurs et aux trends des influenceurs. L'émergence de nombreux réalisateurs de clips autodidactes conduit au développement d’une industrie de vidéo clips qui participe pour beaucoup aux millions de vues sur YouTube et TRACE TV.
Cependant, la popularisation de la ntcham au-delà des cercles Facebook et l'accès à la reconnaissance en tant qu’artiste reposent aussi largement sur l'intercession de mécènes et d'entrepreneurs d’un nouveau type. À partir de 2022, les titres de ntcham sont emplis de références à divers mécènes, dont un personnage au titre mystérieux : le Roi béni. L'Oiseau rare, Général Ithachi et Pablito Traducteur louent tous la générosité de ce parrain, décrit comme « la source intarissable » de leurs productions. Les mélomanes découvrent par la suite, par des activistes en ligne notamment, que le Roi béni est un ancien détenu de la prison centrale de Libreville qui se serait enrichi grâce au trafic de cigarettes et de marchandises intra-muros. Selon les rumeurs qui circulent dans la ville et sur les réseaux sociaux, il aurait encore accru sa fortune en sortant de prison, s'imposant comme une figure incontournable du trafic de drogue dans la capitale. Dans ses vidéos en direct sur Facebook, il apparaît au volant de nombreuses voitures de luxe, distribuant des liasses des billets ou prodiguant des conseils aux jeunes qui aspirent à la sortie de la pauvreté et du banditisme. Il devient le modèle, l’aîné et le prodigueur de moyens de production de divers artistes en herbe, fournissant voitures ou argent liquide pour le tournage de clips.
Du fait de ses origines carcérales et de ses activités entrepreneuriales, le Roi béni rompt apparemment avec une longue tradition de mécénat musical par des élites liées au parti au pouvoir ou à la famille présidentielle. Pourtant, les réseaux qu'il tisse révèlent progressivement l’entrelacement complexe entre institutions étatiques et économies criminelles qu’il opère. En 2023, le Roi béni lance un concours pour sélectionner la meilleure chanson de soutien au candidat Ali Bongo, et manifeste son soutien au Parti démocratique gabonais (PDG) – parti alors au pouvoir depuis 1968 – en faisant campagne dans les quartiers. Selon plusieurs sources anonymes, le Roi béni reçoit aussi, durant la campagne de l’élection présidentielle, d’importantes quantités d'argent du PDG pour utiliser son influence parmi les ndoss afin de prévenir toute émeute ou soulèvement après la proclamation des résultats ; ses réseaux avec les artistes de ntcham auraient été mis à profit dans ce sens.
Et il n’est pas le seul mécène à se situer à la jonction entre parrainage musical et influences politiques. À la même époque, un label nommé Shazy Records est créé sous l'impulsion de Mohamed Ali Saliou, le directeur de cabinet de Noureddin Bongo (fils du président Ali Bongo qui, depuis l'AVC de son père en 2018, a acquis un pouvoir notable). Saliou investit des sommes importantes pour recruter certains célèbres ntchameurs, comme Eboloko, Fetty Ndoss et E.J. ; et pour financer l'enregistrement de collaborations avec des stars de l'afrobeats, comme Oxlade et Shatta Wale.
Comme le montrent les cas du Roi béni et de Shazy Records, l’économie ntcham se joue dans des croisements entre les nouveaux circuits du narcotrafic et le mécénat ordinaire par les élites, profitant d’économies criminelles construites à l'intersection entre le public et le privé, entre l'étatique et le non-étatique. Parmi les autres mécènes de la ntcham dont les noms sont scandés dans les chansons populaires se trouvent aussi bien un commandant de la Garde républicaine que des entrepreneurs numériques qui ont bâti leur empire par des moyens obscurs.
Ces liens et l'implication des artistes de ntcham dans la campagne électorale vont faire l’objet de débats virulents durant l'élection présidentielle de 2023. Elles entraînent des répercussions dans l'industrie de la musique qui s’avèrent aussi inattendues que l’issue de l’élection elle-même.
Grandeur, décadence et renaissance de la ntcham en 2023
En août 2023, quelques semaines avant les élections, L'Oiseau rare et plusieurs autres stars de ntcham telles qu'Eboloko, Fetty Ndoss et E.J. s’engagent officiellement aux côtés d'Ali Bongo et du PDG par le biais de chansons de soutien et de concerts de campagne. Par cet acte d’allégeance, ils s'inscrivent dans le sillage d’une longue histoire de cooptation des artistes de musiques populaires dans les animations politiques et les meetings politiques, et d’un système qui avait dès les années 2000 impliqué les artistes hip-hop dans son entreprise de fabrique du consentement par l’animation musicale.
Durant l’élection de 2023, les artistes ntcham ralliés à Ali Bongo sont immédiatement conspués sur les réseaux sociaux et dans la rue, par leur public ou leurs pairs. Les critiques dénoncent la trahison de leurs valeurs par ce soutien à un système perçu comme prédateur, accusé de plonger les Gabonais dans la misère et la criminalité, de piller insolemment les caisses de l'État, d'abuser de la santé défaillante du président et de préparer un nouveau passage en force électoral, après les élections déjà contestées de 2009 et 2016. Les critiques contre les artistes ntcham sont essentiellement portées par une minorité d'artistes, de fans et d'activistes numériques qui se tiennent à l'écart des spectacles de la campagne et sont eux-mêmes en partie marginalisés par les élites au pouvoir. La rumeur est à peine audible dans les médias officiels et en partie ignorée par les artistes impliqués dans la campagne du PDG, convaincus de sa future victoire et de la rationalité de leurs choix. Les cachets en jeu et les connexions aux circuits de redistribution monétaire priment sur les critiques.
Pourtant, à la surprise d’une grande partie de la population et des artistes concernés, Ali Bongo n’est pas réélu, et des militaires de la Garde républicaine renversent son gouvernement le 30 août 2023. Son gouvernement est démis et un comité de transition est mis en place par une coalition de hauts-gradés, emmenés par le général de brigade Brice Clotaire Oligui Nguema.
L'arrivée au pouvoir du Comité pour la transition et la restauration des institutions (CTRI) entraîne dès lors une recomposition rapide du milieu musical.
D’abord, la dénonciation des modes d’allégeance au pouvoir devient soudainement le nouveau discours légitime dans les médias publics, les spectacles culturels et les réseaux sociaux. À peine Ali Bongo est-il évincé du pouvoir que le dénigrement des artistes affiliés au PDG s'intensifie, parallèlement à la libération de la parole, et les artistes qui avaient soutenu le régime, en premier lieu les ntchameurs, deviennent l’objet de campagnes de dénigrement sur le Net.
La vague de critiques conduit à la fermeture de plusieurs comptes sur les réseaux sociaux et YouTube. Certains ntchameurs restent presque invisibles sur les scènes officielles et dans les médias pendant plusieurs mois, sans pour autant perdre de leur notoriété et leur popularité. D’autres maintiennent leur ton ironique et réaliste dans des morceaux de réponse à cette chasse aux sorcières, en justifiant l'opportunisme stratégique déployé durant la campagne par la primauté de l’argent. Ils assument une économie morale de capture et de taxation qui répond aux profits illicites des acteurs gouvernementaux par une attitude de pillage. Par le contenu ironique et l'autodérision des chansons publiées après l'arrivée au pouvoir du CTRI, les ntchameurs tendent un miroir sans filtre face aux apories de la reconstruction post-coup d'État.
Transition et aporie de la « restauration »
Un an après le coup d'État d'août 2023, le tout-puissant président de transition diffuse un message de restauration, appelant à une réappropriation du patriotisme et des valeurs traditionnelles, ainsi qu’à un grand assainissement des institutions publiques. Certaines grandes figures politiques de l'ancien système ont été démises de leurs fonctions et bannies publiquement, pour l’instant ceci dit sans procès ni jugement formel. Des routes ont été construites à un rythme accéléré et un processus de dialogue national inclusif a été lancé en avril 2024. Plusieurs artistes ont été invités à se produire lors de la cérémonie d'ouverture de ce dialogue, dont un rappeur anciennement qualifié d'opposant et exilé en France.
Le coup d'État a donc apparemment radicalement redistribué les cartes, inversant les positions établies depuis des décennies entre les musiciens et les élites politiques, en réhabilitant les anciens opposants et artistes exilés, et transforme les critiques marginales en nouveau discours officiel. Cependant, le coup d'État n'a pas effacé le système d'animation politique et de patronage qui avait longtemps soutenu le maintien des élites au pouvoir et le système de redistribution. Le secteur culturel manifeste de la sorte, sous certains aspects, un étrange sentiment de déjà-vu. De décembre 2023 à août 2024, le CTRI organisait par exemple une « tournée républicaine » dans les neuf provinces du pays, accompagnée de performances d'artistes célèbres. Tout en engageant essentiellement des artistes qui étaient autrefois opposants et persona non grata du régime Bongo, cette initiative interprovinciale reproduisait à l’identique la tradition de spectacle d'animation et d'unité nationale qui a longtemps contribué à la gestion astucieuse des divisions territoriales par l’État.
Dans les coulisses officielles, quelques artistes populaires triés sur le volet sont encore invités à se produire lors de soirées privées organisées à l'occasion des anniversaires des membres de la famille du président de transition ; et de mystérieux mécènes sont plus actifs que jamais. Alors que beaucoup imaginaient que ses voitures seraient saisies et qu'il serait renvoyé en prison, Le Roi béni s'est réinstallé dans sa position et conserve une popularité presque intacte auprès des jeunes bandits et des artistes. De nouveaux patrons discrets de labels musicaux sont apparus juste après le coup d'État, dont un ancien aide de camp de Mohamed Ali Saliou qui a créé un label récupérant une partie des artistes de Shazy Records et repris son ambitieux projet de devenir le plus grand label de l'industrie musicale locale.
Un an après le coup d'État et son désaveu public, la ntcham est pour sa part revenue à son plus haut niveau de popularité. Les fêtes et célébrations de la saison estivale 2024 étaient rythmées par ses beats entêtants, et les artistes ntcham se produisaient tous les week-ends dans les clubs ou shows officiels célébrant l’anniversaire du coup d’état, diffusant leurs narrations satiriques et leurs toplines obsédantes à travers Libreville et la diaspora. Les ntchameurs naviguent dans les changements et les remous politiques avec un art certain de la ruse, ne cessant de s'élever dans le paysage musical gabonais et d’entremêler leurs économies pirates aux sphères étatiques.








