Souleymane Bachir Diagne: Portrait géographique
Amandine Nana en conversation avec Souleymane Bachir Diagne
Dans cet entretien, Air Afrique invite le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne, Professeur à l’université Columbia à New York, à revenir sur sa trajectoire intellectuelle et sa pensée à travers les différentes géographies qui l’ont façonnées. De Saint-Louis au Sénégal, à Paris en France, et New York aux États-Unis, ce portrait géographique nous introduit à une réflexion globale, plurielle et décolonisée de l’Universel.
Amandine Nana : Bonjour professeur Diagne, commençons ce portrait géographique par la ville qui vous a vu naître en 1955, Ndar, aussi connue sous le nom de Saint-Louis. Quelle place occupe la singularité de l’héritage historique colonial de Saint-Louis rétrospectivement dans votre trajectoire intellectuelle ?
Souleymane Bachir Diagne : Justement, vous avez bien fait d'insister sur le fait que cette ville porte deux noms, un nom local, Ndar, et le nom français colonial officiel qui est Saint Louis. Voilà une ville qui est à la fois une localité traditionnelle sénégalaise, le village de Ndar, et également un fort français auquel le Roi Soleil a donné le nom de son ancêtre, Saint Louis. J'insiste sur cet aspect des choses parce que dès sa naissance, c'est une ville de l'hybridation, de la rencontre de deux mondes qui à l'époque ne se rencontrent pas. Évidemment, ce sont des mondes plus juxtaposés que véritablement interpénétrés, mais c'est une ville qui va se métisser, qui va connaître cette hybridation. Raison pour laquelle, d'ailleurs, elle sera la toute première commune de plein exercice, c'est-à-dire qu'au sein de la colonisation française en Afrique de l'Ouest, la ville de Saint-Louis sera une ville de citoyens, c'est-à-dire que ceux qui sont nés à Saint-Louis ne sont pas des sujets français, mais des citoyens français, et ceci dès la fin du XIXᵉ siècle. Plus le fait que Saint-Louis s'est intégré à cause de cette situation justement, du fait que cette ville a été une forme de colonie de peuplement. Les Français ont très peu habité dans les colonies africaines au sud du Sahara mais Saint-Louis était une exception. Dakar aussi, Gorée également et la ville de Rufisque. Ce sont les quatre villes qui vont être des villes de communes de plein exercice. J'insiste sur ce côté métisse de cette ville parce que je crois que ça a créé une culture tout à fait particulière. En effet, s'y est ajouté également le fait que c'était une ville tout aussi marocaine, parce qu'il y a eu une forte immigration du Maroc, en particulier des Marocains de Fès, qui étaient des commerçants, beaucoup d'entre eux se sont installés à Saint-Louis, les intermariages se sont développés. Bref, voilà une ville cosmopolite, y compris dès son origine d'une certaine façon. Et cette culture cosmopolite, je crois, a été importante pour moi. Je suis né urbain, citadin, déjà, donc je n'ai pas d’origine rurale d'une part, et d'autre part, j’ai grandi dans une ville, par définition, elle-même cosmopolite et ouverte sur une certaine forme de mondialité, si je puis dire. Et tout cela, effectivement, m'a marqué et fait partie de la culture qui est la mienne.
AN : Est-ce que l’on retrouve une réflexion sur ces questions de la mondialité et du cosmopolitanisme dès vos premiers travaux ?
SBD : C’est venu plus tard. Mes premiers travaux étaient en philosophie, ils étaient très techniques. J'ai fait ma thèse sur l'algèbre de Buhl, l'algèbre de la logique, donc la rencontre entre la logique classique et le langage de l'algèbre. Et c'est plus tard, quand je me suis ouvert dans mes travaux, mes articles et mes livres à d'autres champs, en particulier ceux de la philosophie islamique, puis le champs des questions africaines, et de la philosophie africaine, que je me suis rendu compte à quel point ma naissance et mon enfance saint-louisienne, et sa culture qui était la mienne au fond, constituaient une véritable fondation pour les domaines dans lesquels je me suis investi par la suite. C'est là que j'ai pu mesurer, en plus de ma formation de philosophe, combien ma culture cosmopolite saint-louisienne pouvait également être réinvestie dans mon travail.
AN : Dans les années 1970, vous quittez le Sénégal pour venir étudier en France, au lycée Louis-le-Grand, puis vous êtes admis à l’École normale supérieure située dans le Quartier latin, dans le centre de Paris. Quels souvenirs avez-vous de votre vie d'étudiant africain à Paris ?
SBD : J'ai beaucoup aimé ma vie étudiante à Paris. J'ai eu la chance de me faire des amis tout de suite. J’étais en hypokhâgne et l’avantage est justement cette continuité avec le lycée en termes de petit effectif qui favorise les sociabilités, contrairement à l’université et ses grands amphithéâtres où l’étudiant peut se sentir perdu. Mes amitiés se sont forgées autour de deux aspects importants de ma propre vie. Le premier c’est la politique. Ça crée des liens. On se retrouvait ensemble avec les mêmes idéologies et en l’espèce ici de gauche. Et puis le football, qui favorise aussi les liens sociaux. J’étais interne au lycée Louis-le-Grand et ça n'était pas très confortable. À l’époque, les chambres étaient vraiment des box, séparés entre eux par une simple cloison de bois, sans portes mais avec des rideaux que l’on tirait. On habitait vraiment tous ensemble et je me suis fait les meilleurs amis que j’ai toujours aujourd’hui. Et puis, j'ai découvert Paris en même temps que mes jeunes camarades, parce que beaucoup d'entre eux, y compris français, venaient d'ailleurs.
AN : Est-ce qu’il y avait encore à cette époque dans le Quartier latin une vie d'étudiants africains et antillais qui se forgeait autour la librairie Présence africaine ?
SBD : La grande période de Présence africaine, comme espace de rencontre entre les mondes noirs, c'est-à-dire aussi bien les mondes africains, les mondes caribéens ou le monde américain, datait une génération antérieure, mais ça restait toujours un lieu de rencontre évidemment, et un lieu où l’on se tenait au courant de la production intellectuelle du monde noir. Je me souviens que ma découverte du livre de Paulin J. Hountondji sur la philosophie africaine, a été à Présence africaine. Donc beaucoup de choses s'organisaient encore autour de cette librairie. La maison d’édition Khartala se développait à ce moment-là aussi. Par exemple, le premier travail que j’ai publié, c'était une traduction pour les annexes d'un livre consacré à la Tanzanie et à Julius Nyerere. C'est un livre écrit par Bernard Joinet intitulé Tanzanie, manger d'abord. Et dans ce livre, publié donc chez Karthala, il y a à la fin en annexes trois discours du président Julius Nyerere et j'ai été chargé d’en faire la traduction de l'anglais au français. Ma première occasion de publier quelque chose et de gagner un peu d'argent par la publication, c'était une traduction des discours de Julius Nyerere ! C'est pour vous situer un peu le climat intellectuel, le genre de rencontre qu'on pouvait faire.
AN : Vous vivez et enseignez depuis le début des années 2000 à New York, quelle place tient cet ancrage dans cette ville globale étasunienne dans votre réflexion sur un universalisme pluriel ?
SBD: New York, c'est la ville cosmopolite par excellence, évidemment. C'est une ville où tout le monde peut se sentir chez soi parce que toutes les communautés sont fortement représentées. Pour vous donner un exemple, le quartier où j'habite, qui est à côté de l’université Columbia où j’enseigne, le Upper West Side, est un prolongement de Manhattan, situé non loin d’une partie d’Harlem que l'on appelle “Little Senegal” ou parfois “Little Africa” en référence aux communautés immigrées ouest-africaines qui s’y sont installées. Cette expérience concrète urbaine a été un bon laboratoire pour réfléchir aux notions de communauté et de multiculturalisme, qui en France, sont des mots qui soulèvent beaucoup de controverses. On évoque souvent le repoussoir anglo-saxon du communautarisme que l'on essaie d'opposer à l'universalisme à la française. Il m’a donc d’abord fallu revenir sur ces stéréotypes qui semblent induire qu’un modèle multiculturel fait de communautés qui seraient juxtaposées ne permettrait pas leur intégration à la société. Or l’expérience new-yorkaise est celle d'une intégration à l'Amérique par le biais des communautés, justement. Ceux qui arrivent se font une place à la fois d'une manière individuelle, mais aussi d'une manière communautaire. Harlem, dans sa partie dite “Little Africa”, a vu le développement, par exemple, de mosquées créées par ces populations immigrées. Ensuite, il y a l’expérience plus proprement académique, c'est-à-dire la rencontre avec plusieurs universitaires importants associés aux études postcoloniales. La rencontre, entre autres, avec ma collègue et amie Gayatri Spivak, ou encore Hamid Dabashi. Hamid Dabashi du côté de la littérature comparée iranienne, et Gayatri du côté des études subalternes indiennes et de la philosophie. À l’université Columbia, j'ai donc trouvé un environnement académique propice à la réflexion commune sur le postcolonial et sa relation à l'universel. La rencontre entre ces deux expériences, la vie urbaine au sein de la communauté sénégalaise de New York et l’enseignement universitaire à Columbia, a particulièrement nourri ma réflexion sur l'universalisme. J’ai notamment réfléchi sur la fin de l'universalisme, un universalisme impérial, vertical, parce qu'une province du monde, l'Europe en l’espèce, se présente comme la civilisation, la province qui est située au sommet de cette verticalité et en quelque sorte de l'universel, et se sentant par le fait investie de la mission d'apporter cet universel au reste du monde. Et à cela j'oppose dans ma réflexion un concept que je développe à partir des travaux du philosophe Maurice Merleau-Ponty, qui est à l’origine du concept d'universel latéral, donc un universel qui n'est plus en surplomb, vertical, et impérial, mais un universel latéral, un universel de la rencontre, de la traduction aussi, autre notion importante dans mon travail.
AN: Cet universalisme pluriel, libéré de l’eurocentrisme ou universalisme latéral, comme vous l’empruntez à Merleau-Ponty, est souvent critiqué car il ne serait qu’une juxtaposition de particularités culturelles qui en font un faux universalisme. Que pouvez-vous répondre à cela ?
SBD: L’universel est à penser à partir du pluriel du monde, non pas malgré ce pluriel, non pas pour le réduire, mais au contraire en faisant fond, en s'appuyant sur ce pluriel du monde. Mais il y a aussi à penser, me semble-t-il, une humanité une, parce que nous vivons une période où précisément, nous avons besoin que l'humanité soit un agent et un concept politique, étant donné les défis qui sont les nôtres et que nous devons affronter ensemble. Cela étant, cette unité, encore une fois, n'est pas une réduction de la pluralité. Ce n'est pas une manière de nier la pluralité, c'est une manière de s'orienter vers l'unité d'une humanité comme agent politique, pouvant agir autrement que comme une simple juxtaposition ou une addition d'États-Nations, comme c'est le cas par exemple dans les relations internationales.
AN: Au cours du séminaire que vous avez animé à l’ENS Ulm ce semestre, vous êtes notamment revenu sur la place qu’occupe la réflexion sur l’universel chez les penseurs de la négritude tels qu’Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor.
SBD: La raison pour laquelle j'ai insisté sur ces deux auteurs est qu’on les présente toujours comme des philosophes de la négritude. Ce qu'ils sont. Mais à ce moment-là, ceux qui n’approfondissent pas leurs textes peuvent penser qu'ils ont simplement exploré leur particularisme personnel, usant d’un terme qui semble indiquer que ce sont des explorateurs uniquement de leur identité. Et il est important de se rendre compte que ce sont des penseurs du tout. Ils ne se sont pas dit : « OK, la pensée de la totalité de l'universel, c'est pour des Européens. Nous, nous allons nous occuper seulement de notre situation de Noirs et d'Africains ou d'Antillais colonisés ». Ils ont estimé qu'il était aussi de leur responsabilité de penser le monde, la globalité, de penser la mondialité et l'universel. Ainsi, il est important de se souvenir que Césaire voulait ce qu'il a appelé lui-même un humanisme universaliste. Et cet humanisme universaliste, il estimait qu'on ne pouvait véritablement l'établir qu'à partir d'un universel qui serait, comme il dit, riche de tout le particulier et riche de tous les particuliers. C'est une manière également de dire que l'universel doit se penser comme fin de l'universalisme européen, de l'universalisme impérial mais plutôt comme un universel à penser ensemble, à enrichir ensemble de tout le pluriel du monde. Senghor aussi a été très présent dans la réflexion que j'ai menée avec mes étudiants et le public venu écouter ce séminaire, parce qu'il fallait rappeler que c'était aussi et avant tout un penseur de la civilisation de l'universel. Le sens qu’il donnait à la civilisation de l'universel, c'était précisément un sens qui nous parle encore aujourd'hui à un moment où nous cherchons à la fin de l'universalisme précisément, cette manière de faire de l'un, mais à partir du pluriel du monde. C'est ce qu'il dit de la civilisation de l'universel en tant que convergence, mais également approfondissement des différentes personnalités culturelles et linguistiques dans le monde. Tout cela, ces deux aspects, humanisme universaliste chez Césaire, civilisation de l'universel chez Senghor, nous rappelle en effet que ces penseurs dits postcoloniaux n'ont pas été des penseurs enfermés dans leur propre particularisme, mais qu'au contraire, ce sont des penseurs d'un universel et un humanisme pour le XXᵉ siècle, et qu'on peut prolonger au XXIᵉ.
AN: Et au-delà des penseurs, on peut également penser à certains événements historiques, vous avez pu évoquer la Révolution haïtienne et la création de la Première République noire. En reprenant la devise française de Liberté, Égalité, Fraternité, peut-on dire qu’Haïti acte la fin de cet universalisme impérial européen ?
SBD : Absolument, c'est un moment tout à fait important parce qu’il faut se rappeler que la Révolution française, qui semble porter une promesse d'universalisme, justement, commence par tirer les conséquences de la Déclaration universelle des droits humains en abolisant l'esclavage. Mais tout de suite après, et très rapidement, cet esclavage va être rétabli. Et donc, c'est comme si la promesse de l'universel, dès son apparition, avorte en quelque sorte, justement sur ce point précis de la négation même de l'universel, la déshumanisation de toute une population et le maintien de l'esclavage est en contradiction permanente avec cette volonté d'universalisme. Et puis, voici qu'Haïti, justement, va être la première nation noire qui, elle, va se construire précisément sur le refus de l'esclavage et le refus de la déshumanisation. Aimé Césaire le montre très bien d'ailleurs. Il raconte comment la révolution haïtienne a connu trois phases : une phase où ce sont les Blancs installés en Haïti qui veulent davantage de liberté, en particulier économique, vis-à-vis de la puissance colonisatrice, la puissance centrale. Ensuite, il y a les populations métisses qui, elles, demandent des aménagements, une meilleure intégration, etc. Et la révolution va être radicale et menée jusqu'au bout lorsque ce sont les Noirs, dirigés par Toussaint Louverture, qui prennent la direction des opérations. Bref, voilà une révolution qui se réalise comme opposition à l'esclavage, mais qui en outre, déclare, en adoptant la même devise que la République française, que la véritable promesse de l'universel, c'est elle, cette République haïtienne, qui en était désormais le porte flambeau. Parce qu’en effet, les esclaves qui se sont libérés peuvent dire Liberté, Égalité et Fraternité. Et c'est important de mettre en regard ce qui se passe en Europe et ce qui se passe ici dans les Antilles, dans la Caraïbe, à Saint-Domingue devenu Haïti, pour bien voir cette fin de l'universalisme impérial et l'invention d'un véritable universel dans la révolte des esclaves de Saint-Domingue.
AN : Sous le prisme de votre parcours transcontinental et atlantique, que nous venons de voir, qu’est-ce que peut évoquer pour vous Air Afrique au sein de vos mobilités d’intellectuel ouest-africain des années 1970 à la fin des années 1990.
SBD : Air Afrique, c'était d'abord la compagnie qui me transportait en France. Je prenais cette compagnie et je me souviens d'ailleurs qu'Air Afrique faisait le parcours Paris, Rome, Dakar. Je me souviens bien de ces voyages. Mais je sentais également que c'était la compagnie africaine par excellence, parce que les premiers vols que j'ai effectués en Afrique, en Côte d'Ivoire et au Burkina Faso notamment, je les ai fait sur Air Afrique. Et j'avais le sentiment véritablement d'avoir ainsi une compagnie dont la fonction était de tisser les liens de l'Afrique de l’Ouest, de faire que l'espace ouest-africain soit un. Et c’est toujours un regret d'avoir vu la fin de cet outil d'intégration proche de la CEDEAO par exemple.
AN : Air Afrique portait quelque chose de l'ordre du panafricanisme ?
SBD : Oui, pour moi, c'était une réalisation concrète et un symbole du panafricanisme. Le fait, par exemple, que ça soit la propriété commune d'un certain nombre d'États était important, comme le fait que cela relie des capitales africaines était également quelque chose de très important. Et en cela il y avait effectivement du panafricanisme en acte.
AN : Finissons ce portrait géographique en revenant au Sénégal où vous vivez toujours encore en partie et au wolof, qui est votre langue. On a parlé d’universalisme de la traduction plus haut, or notre premier numéro explore la notion d’héritage. Quelle serait la traduction et la conception derrière ce mot en wolof ?
SBD : En wolof, si je cherche la traduction d’«héritage», l'héritage se dit « Ndono ». Et quand on utilise le verbe, il vient du verbe « Ndon», qui veut dire hériter mais au sens aussi de ressembler à. Si on dit d'un enfant, par exemple, qu'il « ndon » son père, ça veut dire qu'il lui ressemble et qu'il en a la stature et la responsabilité. Ça signifie que le mot pour dire héritage inclut également la responsabilité de ce que l'on va faire de cet héritage. Au fond, l'héritage n'est pas simplement orienté vers le passé – voici ce qui a été réalisé et voici ce que je reçois. Le mot signifie également voici ce que j'ai hérité et voici quelle est la responsabilité qui est la mienne de faire en sorte que cet héritage fructifie. Ça, c'est une dimension importante, je crois, de la notion d'héritage.
